Texte d’intention scientifique
Définition générique
En ethnométhodologie, l'affiliation « est conçue comme une procédure qui, à la fois, organise les échanges entre acteurs en constituant les règles qui gouvernent cette organisation et établissent, entre des individus en interaction, le sentiment qu'une compréhension mutuelle s'instaure »[1]. La notion d’affiliation est utilisée particulièrement en sociologie, dans les travaux sur l’exclusion, pour faire le lien entre inclusion sociale et sociabilité en considérant la relation entre statut social (niveau économique : insertion, inclusion dans le monde du travail), sociabilité (niveau social : relations aux groupes et aux collectifs) et rapport aux normes (niveau symbolique : reconnaissance, identité). Dans la sociologie de l’exclusion, l’affiliation désigne les liens sociaux tissés par les solidarités primaires et secondaires, parfois marginales (le quartier, la bande…). Robert Castel[2] utilise le concept de « désaffiliation » pour remplacer celui d’exclusion. A contrario, pour lui, l’affiliation désigne l’inscription dans des liens sociaux primaires (la famille, les amis) et la protection rapprochée (par des proches), ou dans des formes collectives de protection, en particulier issues des collectifs de travail. Ainsi la notion d’affiliation décrit le processus par lequel un individu s’approprie, incorpore cognitivement et socialement les « allant de soi », l’habitus d’un groupe social, d’une communauté de pratiques, ou d’un réseau informationnel et/ou documentaire. Entre identité et socialité, dans l’ordre des pratiques, l’affiliation est à la fois rattachement et reconnaissance pour une transmission[3] (ou son défaut : la désaffiliation). Une « niche » humaine, comme la qualifie Gibson[4], telle qu’une bibliothèque, un service, un système informationnel, social ou professionnel, est associée à notre capacité d’en saisir les significations, d’en produire et d’en partager les représentations, par affiliation entre environnement et action humaine. Les propriétés informationnelles et « actionnelles », ne seraient de l’ordre ni de la subjectivité, ni de la normativité pure, mais d’un « allant de soi » porté par des stratégies cognitives et des organisations dynamiques liant pratiques informationnelles et médiatiques, d’une part, et construction des savoirs et des identités, d’autre part ; l’affiliation, comme pratique, en serait à la fois le processus et le mode de faire. Alain Coulon, dès 1997[5], décrit l’affiliation intellectuelle et ses enjeux pour l’enseignement supérieur ainsi : « par affiliation, il faut entendre le processus qui consiste à découvrir et à s’approprier les allant de soi et les routines dissimulées dans les pratiques de l’enseignement supérieur ». Il souligne que cette « compétence » regroupe à la fois des éléments cognitifs (contenus intellectuels, méthodes d’exposition du savoir ou documentaires) et identitaires (habitus étudiant). Dès lors, la question est celle des processus d’affiliation/désaffiliation (formels et informels) dans la construction des savoirs et des identités au sein des réseaux numériques. La fonction d’affiliation est nécessairement liée aux nouvelles formes de communautés et de pratiques, de création et de diffusion de savoir dans le tissage informationnel et la complexité translittéracique. Les formes d’affiliations interrogées Les travaux inscrits autour de l’observation et de l’analyse des pratiques en situation et en contexte ont repéré des natures et des organisations variées de l’affiliation. Dans une perspective questionnant les rapports à l’information, aux documents et aux techniques de traitement et de diffusion de l’information, nous nous proposons de considérer a minima 3 types d’affiliation. 1. Les affiliations de nature générationnelle Ces affiliations, notamment autour et par le numérique, interrogent les transferts, les appropriations de savoirs et de compétences au sein d’une même génération en intra-générationnel (les moins de 15 ans, les jeunes adultes,…) ou à un niveau intergénérationnel, notamment entre les parents et les enfants, ou entre les grands-parents et les jeunes. Nous évoquerons pour ce type d’affiliation les incidences du numérique sur les modes de rapprochement des individus, la façon dont s’opèrent les échanges et les modes de partage d’information entre les individus. Enfin, le numérique modifie-t-il le positionnement et l’influence des savoirs au sein d’une même génération ou entre elles ? 2. Les affiliations de nature professionnelle Ces travaux interrogent essentiellement les organisations pour tenter de comprendre et d’identifier les modes de transmission, d’échange, de partage entre les salariés, les professionnels, les plus aguerris, expérimentés, l’apport des plus jeunes dans une organisation, etc. Ce niveau de réflexion pose la question de la pérennité des organisations, des modes de gestion et d’organisation des informations, et de transfert de compétences entre les pairs, de manière spontanée ou plus structurée selon des politiques d’organisation des transferts de compétences et des connaissances entre les acteurs concernés. L’apport et l’impact du numérique redistribuent-ils les tâches, les modes d’organisation et de prise de décision au sein d’une entreprise, d’une organisation ? En quoi les schémas initiaux de validation et de communication s’en trouvent-ils réajustés voire modifiés en profondeur ? 3. Les affiliations au sein des communautés d’intérêts Ces affiliations sont principalement centrées sur des passions, des hobbies, des thématiques mis en partage entre des individus : ces derniers ne se connaissent pas dans la vie réelle, ils peuvent communiquer et échanger à distance. Le ciment de la sociabilité est celui du sujet et de la thématique partagée. Le numérique, dès lors, renforce-t-il les modes d’écriture, transforme-t-il les types de littératies en jeu et les capacités à disséminer les informations du domaine privilégié ? Comment s’élaborent et se diffusent les niveaux d’expertise entre les pairs ? Le numérique renforce-t-il les réseaux de sociabilité ou les tient-il à distance ? La question des affiliations en contexte numérique Il s’agit là d’un « nouveau » niveau de questionnement et de prise en compte du processus d’affiliation. Le concept d’affiliation est largement mobilisé en sociologie de l’intervention sociale[6], en lien avec celui d’autonomie, pour mettre l’accent sur trois dimensions importantes du processus de socialisation : la dimension contributive qui rend l’individu responsable parce qu’il participe à la relation sociale, la dimension identitaire qui aide l’individu à se situer par rapport aux autres et à être reconnu pour ce qu’il est, et la dimension axiologique qui lui donne des moyens de maîtrise de soi. Il permet ainsi de s’interroger sur les processus de communication, ceux qu’Yves Jeanneret désigne par la trivialité, “caractère fondamental des processus qui permettent le partage, la transformation, l’appropriation des objets et des savoirs au sein d’un espace social hétérogène”. Au-delà des schèmes de la propagation, de la transmission et de la reproduction, Yves Jeanneret[7] propose de s’intéresser aux interactions communicatives et à leur conditionnement par la matérialité des médias qui n’exclut pas la prise en compte des imaginaires, au sens de Patrice Flichy, et des valeurs mobilisées[8]. La question est alors de savoir si le contexte numérique, dans sa matérialité (l’usage d’artefacts, de techniques), sa structure (la lecture et l’écriture numériques), ses objets (trans-médias), sa dynamique réticulaire, favorise des modes d’interactions sociales relevant de l’affiliation et permettant des formes renouvelées d’inclusion/intégration sociale, ou au contraire augmente certaines formes d’exclusion par désaffiliation. Au sein du numérique apparaissent des modèles d’affiliations à vocation économique, comme point émergent de distribution de valeurs conjuguées à de nouveaux procès d’échanges. Ces « modèles » peuvent s’inspirer du dynamisme propre de logiques informationnelles et cognitives créées ou récréées au sein des affiliations culturelles et intellectuelles, dans leurs effets et leurs significations. On pourra alors s’interroger sur les facteurs et les pratiques qui favorisent l’affiliation, mais aussi sur les phénomènes de renouvellement social et d’ouverture par affranchissement, grâce au numérique, des affiliations classiques (dans les réseaux politiques ou sociaux, comme le montrent Dominique Cardon et Fabien Granjon[9]) et les modes de mise en scène des affiliations classiques par le/ grâce au numérique. Le colloque de Bordeaux 2016 de l’ANR Translit (2014-2016), cherchera, à partir d’études de terrain, d’observations de communautés et de groupes clairement identifiés, à caractériser et analyser des modes d’affiliations intellectuelles et/ou actionnelles, dans le contexte numérique et réticulaire, dans des secteurs d’activités et de pratiques de loisir extrêmement variés : le monde de la culture et des pratiques de lecture et de communication (bibliothèque, BU, CDI, musées, médias…), le monde professionnel (petites et moyennes entreprises, grands groupes industriels, monde associatif, universités-écoles…), la sphère familiale, de sociabilité, des amis, les collectionneurs ou groupes d’intérêts partagés. Il cherchera à dépasser les seules lectures par analyse des usages et des pratiques informationnelles numériques pour accorder une place de choix à la redistribution des activités dans des collectifs humains ainsi que pour comprendre les partages d’imaginaires dans des collectifs facilités par les réseaux socio-numériques et les pratiques du numérique, comme l’indique Berhard Rieder[10]. Comment, du côté des concepteurs et des architectes des dispositifs d’information, intègre-t-on les affiliations et les représentations dans l’élaboration et le développement de dispositifs numériques, en sachant qu’une part des transferts de compétences et d’expertises échappe aux professionnels (documentalistes, enseignants, responsables d’équipe ou de service, managers,..) ? Le numérique peut-il être considéré comme un distributeur de compétences nouvelles ou un obstacle à la construction d’affiliations ? Mots-clés : Communauté de pratique / co-expertise / trivialité / affiliation professionnelle / affiliation générationnelle / sociabilité numérique / écriture collective / lecture collective [1] Ogien, Albert (1985). L'affiliation : analyse de la constitution de l'intervention sur autrui, Pratiques de formation, numéro double 11-12. En ligne : http://vadeker.net/corpus/pfem/5-5_affiliation.html [2] Castel, Robert (1991). De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation, in Jacques Donzelot (dir.), Face à l’exclusion, le modèle français.Paris, Éditions Esprit, 1991, p. 137-168. [3] Au moyen âge, espèce d’adoption dont l’effet principal était de donner à l’affilié le droit de succéder aux biens de l’affiliant. L’affiliation est aussi associée au domaine du secret partagé. [4] Gibson, James, J. (2014). Approche écologique de la perception visuelle, Paris : Dehors [5] Notamment, Coulon, Alain (1999). Un instrument d'affiliation intellectuelle : L'enseignement de la méthodologie documentaire dans les premiers cycles universitaires. Bulletin des Bibliothèques de France (BBF), 44-1, p. 36-42 [6] Cf. Dorso, Franck (2012). Pour une sociologie de l’écart. Affiliation et différenciation dans les processus de socialisation et d’urbanisation, Nouvelles perspectives en sciences sociales, 8-1, novembre, p. 35-59 qui utilise l’affiliation pour désigner ce qui intègre un individu dans la vie sociale et la ville, par opposition à la différenciation. [7] Jeanneret, Yves (2014). Critique de la trivialité. Paris : Editions Non Standard, p. 21 [8] Flichy Patrice, dans « Le sacre de l’amateur » (2010) évoque un engagement affilié (par une organisation, ou un parti politique) par opposition à un engagement affranchi sur les réseaux. [9] Cardon Dominique & Granjon Fabien (2013). Médiactivistes, Paris : Presses de science po’ [10] Rieder, Bernhard (2010). Pratiques informationnelles et analyse des traces numériques : de la représentation à l’intervention, Études de communication, 35, p. 91-104 |
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